Ammar Kessab

« Œuvrer aujourd’hui pour la diversité culturelle, c’est éviter demain des conflits cachés »

publié le 5 août 2013 par Benincultures

Ammar Kessab est un expert Algérien en politiques et management culturel. Docteur ès sciences de gestion de HEC Montréal et de l’Université d’Angers, il a participé à la conception et la mise en œuvre d’une dizaine de projets d’envergure à travers le continent (les politiques culturelles du Togo et de l’Algérie, renforcement des capacités des structures culturelles indépendantes en Tunisie post-révolution, conception d’un cadre général pour les politiques culturelles en Afriques, etc.). Lauréat en 2009 du Prix « Young Achievers Award » pour la culture et le développement en Afrique, il est notamment membre du Comité de pilotage de « Culture Ressource » (Le Caire), la plus grande organisation culturelle arabe, membre du réseau International de bailleurs de fonds « Arts Investment Forum » (Zürich) et membre fondateur du réseau panafricain de jeunes experts en diversité culturelle « U40 Afrique » dont l’installation du siège continental au Bénin est imminente. Une conférence régionale de lancement à Cotonou est d’ailleurs en préparation.

Plusieurs états africains sont partie prenante de la convention de l’Unesco sur la protection et la promotion des expressions de la diversité culturelle. Quel état des lieux faites-vous du respect de cette convention en Afrique?

En effet, 36 Etats africains ont ratifié cette convention phare, soit environ 70% des pays du continent. C’est un chiffre très satisfaisant, car il faut savoir que ratifier cette convention était en soi un défi pour plusieurs pays. Il s’agit d’un texte contraignant qui cache des enjeux politiques et économiques considérables.

Cette étape de ratification étant franchie, mais malheureusement pas pour tous les pays, il reste maintenant à mettre en œuvre les termes de cette convention, ce qui constitue, du coup, un chantier gigantesque eu égard aux recommandations et aux actions à exécuter et qui demande des moyens, un consensus interne et externe, mais aussi une mobilisation massive de la société civile.

Il est aujourd’hui difficile de faire un état des lieux précis de la situation de la mise en œuvre ou du respect de la convention de 2005, mais il est clair que plusieurs pays l’ont malheureusement rangé dans les tiroirs.

Quels étaient les objectifs initiaux de cette convention?

Cette Convention « révolutionnaire » fait de la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles un principe légitime à intégrer dans les politiques de développement. Elle positionne des éléments palpables, à savoir les activités, les produits et les services culturels qui véhiculent la diversité culturelle, au centre de son action, ce qui marque un bond historique dans le traitement de ces éléments. Menacés dans la diversité culturelle qu’ils portent par une mondialisation accrue, ces activités, services et produits culturels sont désormais, et pour la première fois, reconnus comme étant spécifiques.

Avec cette reconnaissance historique, la convention se place en opposition avec les principaux accords de libre-échange à travers le monde, comme celui relatif au droit de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui prohibe les restrictions quantitatives d’importation des biens culturels et artistiques et tout système de quota, et qui considère les aides étatiques dans le commerce des biens culturels comme des subventions qui devraient être conformes aux conditions posées par l’accord de l’OMC sur les subventions et mesures compensatoires. Du coup, cette convention constitue un vrai « joker » que peut sortir les Etats au moment de négocier les accords commerciaux futurs mais aussi pour remettre en cause des accords déjà existants.

A titre d’exemple, le ministre des Relations internationales du Québec, a récemment déclaré que la convention sera citée pour la première fois dans un accord de commerce entre le Canada et l’Union européenne et que l’exemption culturelle sera complète. Autre exemple, le Maroc vient d’adhérer à la convention après un combat acharné de sa société civile qui a mis la pression sur les autorités qui avaient les mains liées par un accord de libre-échange avec les Etats-Unis et qui va peut-être être remis en cause dans sa partie « produit culturel ».

Ses objectifs étaient ils vraiment compris par les Etats africains signataires ? En clair, étaient ils préparés aux exigences de sa mise en œuvre ?

Je ne pense pas qu’il faut être préparé pour mettre en œuvre cette convention. Il faut juste une volonté politique, mais aussi des moyens. Les Etats africains, s’ils le souhaitent, peuvent avoir des acquis extraordinaires grâce à cette convention, des acquis tangibles à court terme en faisant de la culture un moteur de développement et en défendant leurs productions artistiques, mais aussi des acquis intangibles important pour le renforcement de la cohésion nationale à long terme, car œuvrer aujourd’hui pour la diversité culturelle et respecter ses expressions, c’est éviter demain des conflits cachés.

N’avez-vous pas l’impression que justement, puisque c’est une question de volonté politique, on risque de ne pas atteindre les objectifs ?

Quand je dis qu’il faut une volonté politique, cela ne veut pas dire que la société civile n’a aucun rôle ni responsabilité à jouer. Je donnais l’exemple du Maroc, où la société civile est à l’avant-garde de la mise en œuvre de la convention après avoir « arraché » sa ratification. Mais il est clair qu’il faut en parallèle instaurer des politiques publiques pour protéger et promouvoir les expressions de la diversité culturelle.

Qu’est ce qui justifie que peu de pays africains ait compris que la culture est aussi un levier de développement?

Je pense au contraire que beaucoup de pays ont compris que la culture a un rôle essentiel dans le développement, mais qu’ils n’arrivent pas à concrétiser cela car il est difficile de faire d’un projet culturel, un projet de développement. C’est pour cette raison que nous avons créé, en 2009, le réseau U40 Afrique pour regrouper les jeunes experts africains capables de faire de la culture et de la diversité culturelle un moteur de développement dans le continent.

De quoi s’agit-il ?

U40 Afrique est réseau panafricain qui découle d’un réseau international nommé « U40 Global » lancé par la Commission allemande de l’UNESCO, et qui connait un essor formidable à travers le monde. U40 Afrique a pour but de vulgariser les principes de la convention de 2005, mais aussi de mener des actions de concrétisation de ses termes. Son siège est actuellement basé au Cap (Afrique du Sud), mais le Comité de pilotage a décidé, en début d’année, de le transférer au Bénin, à Cotonou exactement. Par ailleurs, un réseau national continuera à œuvrer en Afrique du Sud.

On se rappelle qu’en 2001 à Cotonou, la Conférence des Ministres francophones de la Culture a vigoureusement défendu, pour la première fois, la diversité culturelle. La déclaration de Cotonou du 15 juin 2001 affirme d’ailleurs que «la diversité culturelle constitue l’un des enjeux majeurs du xxie siècle ».  Transférer le siège du réseau U40 au Bénin, est-ce une façon de revenir à la genèse de la convention?

En effet, le Bénin était l’un des premiers pays qui ont défendu la notion de diversité culturelle, au moment où celle-ci n’était encore très à la mode. La Bénin est un pays où la diversité culturelle est impressionnante, et où cette diversité cohabite en toute intelligence. C’est là une des raisons qui ont fait que le choix s’est porté sur votre pays.

Quels impacts pourraient avoir le réseau U40 Afrique sur l’atteinte des objectifs de la convention?

Les impacts sont nombreux, et nous avons fait nos preuves dans les pays anglophones. Le réseau, qui est composé exclusivement de jeunes de très haut niveau, expert en diversité culturelle, politiques culturelles et développement, œuvre avant tout à sensibiliser les populations locales sur la question de la diversité culturelle, mais aussi de renforcer les capacités des acteurs locaux et être aux côtés des autorités pour faire de la culture un moteur de développement, attirer les financements nécessaires pour cela et concevoir les politiques culturelles adéquates.

Interview réalisée par Eustache AGBOTON
© www.benincultures.com